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Québec, le 13 août 2037

Si vous croyez l’heure grave, détrompez-vous : le pire est à venir. Vous ne l’admettez pas encore, mais, au plus profond de vous, vous le savez. Difficile de nier des événements qui se produisent de plus en plus près de vous et de vos confortables banlieues, après tout. Le caractère progressif de la Loi 84… voilà le vrai danger. Aucune limite, aucune durée prédéterminée, rien. On nous a calmés en pointant du doigt les mesures draconiennes des Chinois, mais vous et moi savons bien à quoi nous avons affaire. Certes, les porte-parole gouvernementaux ont su user de leurs compétences avec brio. Au départ, ces stratèges de la communication, aidés des pantins médiatiques, ont convaincu sans peine les masses apeurées. « Ça n’arrivera qu’aux bons à rien », disait-on. « Les foutus assistés sociaux passeront les premiers, nous, on n’a rien à craindre », renchérissaient certains. Mais le discours a changé. Cela fait 10 ans maintenant qu’ils ont instauré la Loi 84, 10 ans qu’ils effectuent les coupures. Vous connaissez sûrement un ou deux malheureux qui ont été emportés pour le plus grand bien commun, comme ils aiment répéter. Moi, j’en connais plusieurs : Yvonne, 34 ans, fleuriste; Joe, 58 ans, barbier; Marie-Pascale, 29 ans, professeure d’arts plastiques, Karl, 40 ans; homéopathe; René, 60 ans, ébéniste… et la liste s’éternise. Passé 25 ans, leur tolérance envers votre Niveau de Productivité Sociale (NPS) chute dramatiquement.

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Quand l’ONU a publié, en 2026, une étude exhaustive sur la condition des ressources naturelles sur la planète, tout a changé. Craignant une 3e Guerre mondiale, les puissances économiques et politiques ont financé une équipe de spécialistes multiculturelle afin qu’elle dresse une liste d’actions possibles. Leurs recommandations, froides et inhumaines, en ont choqué plusieurs : si on désirait préserver notre Terre, on allait devoir, d’ici 20 ans, se débarrasser du tiers de la population mondiale (soit 2,34 milliards de personnes). Évidemment, ceux qui tirent les rênes du pouvoir ont vu dans ces plans d’action une solution triste, mais néanmoins salvatrice. Pas de guerre nucléaire, pas de dégâts, pas de frais. Il va sans dire que, dans leur position, les mesures ne les affecteraient en aucun cas, eux et leur famille. Chaque pays dut donc se munir d’une stratégie de coupure adaptée. On imposa des quotas d’éliminations strictes aux nations les plus populeuses, alors que d’autres pays, notamment en Amérique du Sud, eurent la chance d’élaborer des procédures plus clémentes. Les émeutes, à l’échelle planétaire, furent légendaires. Cela arrangea les gouvernements, qui ordonnèrent aux forces militaires et policières d’abattre quiconque s’opposait au plus grand bien commun. Les pertes humaines se comptèrent en millions. Après quelques années de chaos et de persuasion étatique, les sociétés contemporaines finirent par accepter leur sort.

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Aujourd’hui, je fête mon anniversaire. 27 ans déjà. J’ai vécu les deux dernières années dans l’illégalité, caché chez parents et amis. Pourquoi? Parce que si je n’avais pas fait le choix de disparaître du système, on l’aurait fait pour moi. Étudiant à la maîtrise en littérature et concierge dans une bibliothèque décrépie, je n’avais aucune chance d’échapper au filet social, aux coupures. Je me suis enfui de mon appartement, le plus loin possible de mon ancienne adresse permanente. Hors de question qu’on m’emmène dans un des ces foutus centres de départs et qu’on m’injecte une dose létale de je-ne-sais-plus-quel poison. Les pro-coupures me qualifieraient sans doute d’égocentrique, de narcissique et même d’antihumain. Facile de critiquer quand leur profession, leur salaire (ou celui de leur famille) leur garantit une sécurité de vie pour les prochaines années. Issu d’une famille plutôt pauvre et peu instruite, j’ai vu presque tous mes proches succomber à la Loi 84. Contrairement à la majorité des citoyens de mon âge (de tout âge, en fait), je n’ai pas tenté d’être admis dans les programmes universitaires ultracontingentés (médecine, sciences, économie, administration) offrant des carrières sécuritaires. Non, ma survie à moi ne dépendrait pas de leurs facteurs de valeur, de mon efficacité et de mon niveau de productivité sociale. J’allais essayer de m’en sortir autrement.

Connaissez-vous Henry Dawkins? Non? Dommage. Dawkins, jeune auteur écossais réputé, a enflammé l’imagination d’une génération entière avec ses romans de science-fiction. Le réalisme de son style, jumelé à l’originalité de ses concepts, a en quelque sorte redéfini le genre qui, avouons-le, avait atteint une certaine saturation. J’ai lu tous ses livres, deux fois chacun. Dans mes travaux universitaires, je n’analysais en profondeur que ses oeuvres, fraîchement publiées (la vieille bibliothécaire se demande sûrement où sont passés tous ces exemplaires jamais empruntés). Henry, plutôt réservé, jouit d’une mystérieuse réputation auprès des médias culturels, auxquels il n’accorde que de rares et brèves entrevues. Très solitaire, il aime se promener entre ses nombreux chalets isolés, achetés suite aux succès de ses deux premiers romans (j’ai lu tout ça dans un article intitulé « H. Dawkins : L’ombre derrière les mots », publié dans un de ces magazines à potins près des caisses d’épicerie). Sa dernière acquisition immobilière, un joli chalet dans les Laurentides, lui aurait coûté presque un demi-million de dollars.

Depuis le début de mon parcours scolaire, je lui ai écrit de nombreux courriels, le suppliant de m’accorder une vingtaine de minutes afin que je l’interroge dans le cadre de mes projets académiques.  Après trois années et demie de quasi-harcèlement, une réponse est finalement apparue dans ma boîte de réception. Se disant intrigué par ma persévérance et ma vision de ses travaux, il m’a invité à le rencontrer dans son chalet, à Sainte-Agathe-Des-Monts. Il y serait pour quelques semaines au mois d’août.

C’est donc là que je rencontrerai pour la première fois ce jeune écrivain qui m’inspire depuis si longtemps. Même si je ne fréquente plus officiellement mon ancien établissement scolaire, j’ai décidé de ne pas rater une telle occasion. La passion triomphera, université ou pas. Je sors d’un café Internet miteux, à deux coins de rue du jumelé de mon cousin Will. J’ai besoin d’une voiture.

Une Saturn dorée, 2001, automatique. Pas la classe, mais ça se fond dans la masse. Pas la mienne, mais l’assurance du propriétaire la remplacera vite fait. Direction les Laurentides. 4 heures et un casse-croûte plus tard, je roule sur un chemin de terre bordé d’arbres. Le chalet se matérialise devant moi. Freins, lumières, vitres, clé, ceinture, portière. Plutôt impressionnant, ce refuge pour riche : surdimensionné, apparence rustique, avec une touche de modernisme. Les lieux me rappellent la maison de mon grand-père, à Tewkesbury : des bûches bien cordées, un canot rouillé, une hache à la tête rouge, enfoncée dans une souche. J’inspire, puis je cogne. « Toc toc toc ». Deux minutes s’écoulent, aucune réponse. Sorti, peut-être? Vérifions. La porte, déverrouillée, s’ouvre en silence. Curieux. J’entre doucement, intrigué. Un seul son audible : les clics frénétiques des touches d’un clavier. Il écrit dans une pièce quelconque, à l’étage. Quoiqu’un peu nerveux, je sourie et monte les marches de bois. Voici enfin venu le moment que j’attends depuis des années.

Henry Dawkins, assis dans une énorme chaise de cuir, rédige avec acharnement un chapitre de sa prochaine histoire. Il me tourne le dos, et, derrière lui, le Soleil se couche lentement sur la forêt environnante. Il tape sur une vieille machine à écrire et ne s’arrête que pour avaler des gorgées d’un liquide ambré. Cognac, probablement. J’immortalise la scène, digne d’un film, avec mon téléphone portable, dont la ligne a été coupée huit mois plus tôt. Trop beau pour être vrai. Je n’ose pas faire de bruit, de peur de briser son rythme si mécanique.

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Je saisis ses grosses lunettes noires et les essuie avant de les mettre. Il a bel allure, même avec une hache plantée dans le crâne : de longs cheveux blonds, comme les miens; de grands yeux bleus, comme les miens; des traits anguleux, pareilles à ceux de mon visage. Étendu dans une marre de sang, il fait environ six pieds, comme moi. Combien d’autres idées, de personnages et d’univers gisent parmi tous ces globules rouges? On ne le saura jamais. Il semble un peu plus gras, mais ça peut s’arranger facilement. Ma mère avait raison de me le répéter sans cesse : on se ressemble vraiment comme deux gouttes d’eau, lui et moi. Je m’assois sur la chaise en cuir et installe une feuille vierge dans la machine à écrire.

Pour mon vingt-septième anniversaire, je m’offre une nouvelle vie. J’ai dû la prendre d’abord, mais, aujourd’hui enfin, elle est mienne. Pourquoi écrire toutes ces lignes? Eh bien, je me dois d’exercer ma plume, vous savez. Après tout, quand je publierai le prochain best-seller d’Henry Dawkins, les gens devront croire que l’histoire vient du même génie littéraire réputé, pas d’un pauvre meurtrier issu des quartiers défavorisés.