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Jules travaille à la Galerie – La Galerie d’art Miller, la plus prestigieuse du pays. Depuis deux mois, il porte fièrement, cinq soirs sur sept, son complet d’ébène (il a dû économiser le quart de son ancien salaire annuel afin de se procurer un tel habit). Chaque soir, avant d’aller gagner son pain, il embrasse les cheveux blonds de son amoureuse, puis enfile souliers, pantalon, chemise et veston avec une minutie d’horloger. Il conclut cet acte de préparation en nouant sa cravate de soie, les yeux fixés sur son miroir sale. Après son clin d’œil habituel, il ferme la porte de son appartement miteux et, au bout d’une courte lutte avec la serrure rouillée, réussit à tourner la clé. Le métro l’emmène, quelques minutes et détours plus tard, à destination.

À l’entrée, il salue la réceptionniste et les gardiens d’un hochement de tête solennel. Le système de sécurité de l’établissement, tout comme son système de contrôle des températures, est à la fine pointe de la technologie : les corridors, portes, murs et fenêtres, truffés de caméras, de détecteurs de mouvements et de terminaux numériques, découragent vite le plus audacieux des voleurs. Avant de pénétrer dans le cœur de la Galerie – la salle d’exposition M – il s’équipe de ses gants de coton noirs. Chaque membre du personnel de Miller doit obligatoirement porter les gants lorsqu’il prend place à son bureau de verre, situé à même la salle M. (Pour éviter à la peau de sécher et de se fissurer, les sillons parcourant les mains humaines se remplissent, de façon cyclique, d’un gras particulier. Ce gras, aussi naturel puisse-t-il sembler, s’avère un des ennemis numéro un des collectionneurs d’art : avec les années, une seule empreinte, laissée par accident sur une toile, peut abîmer de façon considérable une partie d’un tableau.) Vêtu de noir de la tête aux pieds, Jules prend une grande respiration, fait glisser le panneau de métal jusqu’à ce qu’on aperçoive l’inscription « OUVERT », puis entre.

Comme chaque soir, il plonge d’abord dans un océan de noirceur. La salle M, cachée dans l’obscurité, est plus sombre qu’une nuit en forêt. Jules ne s’inquiète pas : il connaît par cœur la distance le séparant de chaque coin de la grande pièce. Il se dirige vers la faible lueur rouge, tout près du mur opposé.  Jules allume les lumières et cligne des yeux aussitôt. À sa première visite, chaque employé se trouve à coup sûr aveuglé par la blancheur du plancher, des murs et du plafond. L’endroit, surréel, crée l’illusion d’un vide temporel et physique, où seulement l’art survit. La superficie du joyau de la Galerie Miller fait exactement 41 pi sur 43 pi. À l’intérieur de ce cube moderne, l’architecture paraît simple et épurée. Dans l’ombre de ses parois, pourtant, des centaines de câbles électriques, de canaux de ventilation et d’appareils de mesure sont installés. L’objectif? Maintenir, en tout temps, la température de conservation optimale de vingt degrés Celsius et le taux d’humidité idéal; cinquante pour cent. Assis sur sa chaise d’ivoire, tâche noire parmi toute cette blancheur, Jules n’a jamais chaud ni froid. Comme les œuvres magnifiques accrochées aux murs, il a l’impression de se conserver de façon optimale. Plus nerveux que d’habitude, il empoigne sa tablette de travail tactile.

Ce soir, c’est le grand soir. Son compteur à visiteur va rouler, ses connaissances vont être testées et son avenir chez Miller sera joué. Ce soir, monsieur Henry Miller, le veuf endurci en personne, présente sa collection personnelle d’art de la Renaissance, une collection dont la valeur estimée frise les dix millions. « Alors ça, c’est un foutu tas de billets, » pense Jules. Un des deux enfants Miller, son fils de dix-huit ans Brad Miller, sera également présent. Des photographes captureront l’instant, vers vingt heures, et une demi-douzaine de journalistes culturels s’arracheront les commentaires du célèbre millionnaire. Alors qu’il étudie religieusement, pour la énième fois, les fiches descriptives de chaque œuvre, Jules discerne le grincement discret de la porte principale. Avant même de se retourner, une voix autoritaire l’interpelle :  « Jeune homme, nous devons parler! »

Le patron vient d’arriver. Sa seule présence énerve Jules au plus haut point : une tempête d’angoisse déferle sur son esprit. Le quinquagénaire le bombarde de questions, et le jeune gardien de la Galerie nage avec peine à travers le courant de ses pensées afin de lui répondre. Après dix minutes de discussion et d’instructions, Henry Miller semble satisfait des réponses du nouvel employé. Du haut de ses six pieds quatre pouces, il scanne de ses yeux gris les quatre murs de la salle M, de sa salle M. Avec un grognement de satisfaction, il donne une claque d’encouragement dans le dos de Jules, puis sort en trombe de la pièce. Jules soupire enfin, heureux de ne pas avoir connu un sort aussi malheureux que d’autres avant lui. (Quelques semaines auparavant, un employé sénior avait suggéré à monsieur Miller, à l’aide de plusieurs arguments rationnels, d’installer des caméras de surveillance à l’intérieur de la salle M, afin qu’il ait la conscience tranquille le soir de l’évènement. Répliquant qu’aucun voleur n’aurait la chance de s’échapper sous les yeux de dizaines de témoins et d’encore plus de caméras, partout ailleurs dans le complexe moderne, Henry Miller avait ajouté sèchement : « Poser des caméras dans un lieu si pur, si beau et si saint relèverait du suicide artistique, mon cher. Quant à vous, votre dernière remarque relevait du suicide professionnel : vous êtes viré. »)

Dix-neuf heures. Les invités commencent à arriver. Sous son sombre uniforme, Jules transpire. Il accueille l’élite sociale de la ville, les uns après les autres. Dix-neuf heures trente. La soirée se déroule à merveille. Jules, absorbé par le compte des visiteurs et les informations qu’il leur transmet, ne voit pas le temps passer. Vingt heures. Les entrevues débutent. La petite foule, silencieuse et concentrée, absorbe les paroles du collectionneur charismatique. Jules, libéré de ses tâches pour quelques minutes, observe la scène. Vingt heures trente. Père et fils se réunissent pour la photo officielle devant la pièce maîtresse de la collection, une œuvre d’un célèbre peintre français. Au moment où les photographes pointent leur objectif sur les sourires radieux des Miller, les lumières s’éteignent, et deux bruits sourds se font entendre parmi les murmures inquiets des invités. Jules, d’une voix ferme, rassure le public :

« Que tout le monde reste calme, la génératrice aura tôt fait de ramener la lumière. »

Deux secondes plus tard, la machine restaure l’éclairage. Une scène affreuse s’offre à tous : les corps d’Henry et de Brad Miller gisent sur le sol, affaissés sous des traces de sang éclaboussant le mur et le tableau derrière eux. Leurs yeux vides scrutent le néant, et un sombre trou écarlate trône au milieu de leur front.

La respiration de Jules s’accélère, le rythme de ses battements de cœur s’accentue. L’homme à qui il avait serré la main, deux heures plus tôt, est maintenant mort, assassiné dans sa propre Galerie. La foule panique, apeurée, et s’enfuit en courant par les deux portes de sortie. Jules, paralysé, aperçoit une jeune femme en robe rouge, affolée, foncer droit sur lui. Hors d’elle, la femme le heurte violemment, et tous deux tombent. Elle l’observe pendant une demi-seconde, puis s’enfuit, comme tous les autres, par la sortie la plus près. Jules se relève péniblement, puis s’immobilise encore, attiré malgré lui par l’image de violence inerte qui jure avec le décor de la salle M.

Vingt-trois heures trente. Jules sort de la station de métro, exténué. Pendant trois heures, le reste de l’équipe et lui ont dû subir les interrogatoires interminables des policiers. Pendant trois heures, Jules ne pensait qu’à une chose : rentrer chez lui. Il monte la volée d’escaliers au jogging. En tournant le coin du couloir, il aperçoit la fille à la robe rouge, qui l’avait bousculé plus tôt, adossée à la porte de son appartement. La fille à la robe rouge qui, dans sa chute, avait pris le silencieux de Jules et l’avait caché dans son sac à main. La fille à la robe rouge sang qui, avec un sourire meurtrier, l’attend impatiemment. Tirant ses gants noirs par terre, Jules s’approche, retire la sombre perruque de la tête de la jeune femme, puis l’embrasse avec passion. Passant la main à travers ses doux cheveux blonds, il lui murmure à l’oreille :

« Je t’aime, Jenny Miller. »